Anonymisation des documents

Précisions sur l’anonymisation des documents communiqués après une enquête administrative

Publié le : 29/02/2024 29 février févr. 02 2024

Par un arrêt du 22 décembre 2023, publié au Recueil Lebon, le Conseil d’Etat a apporté deux précisions importantes sur la marge de manœuvre d’une personne publique en matière de sanction disciplinaire, tant avant la prise de la décision (sur la communication de témoignages à l’agent poursuivi), qu’après une contestation de la décision disciplinaire (à la suite d’une suspension de la sanction par le juge administratif).
Ces deux points, qui peuvent être séparés, feront l’objet de deux articles distincts. 
(Voir l'article Nouvelle sanction adoptée après la suspension de la première :  pas de violation du principe non bis in idem)


L’un des premiers apports de l’arrêt du Conseil d’Etat précité, concerne le droit à communication du dossier disciplinaire de l’agent poursuivi. 

Les faits étaient les suivants:

A la suite d’une plainte d’une élève et d’un signalement du chef d’établissement relatifs au comportement d’un professeur de philosophie, une mission conjointe de l’inspection générale de l’éducation nationale (IGEN) et de l’inspection générale de l’administration de l’éducation nationale et de la recherche (IGAENR) a été menée. Les élèves de ce professeur ont notamment été entendus. Au vu du rapport d’inspection et d’un rapport du chef d’établissement, le Ministre de l’Education Nationale a engagé une procédure disciplinaire et a pris à l’encontre du professeur une sanction de mise à la retraite d’office, pour manquements à ses obligations déontologiques, à son devoir de neutralité et d’obéissance hiérarchique. 

Les rapports de la mission d’inspection et du proviseur ont été communiqués au professeur, mais pas les témoignages des élèves.  

Ce dossier a permis au Conseil d’Etat d’affiner sa jurisprudence sur le droit à communication du dossier disciplinaire de l’agent poursuivi, notamment lorsque la procédure disciplinaire fait suite à une enquête administrative. 

Le Conseil d’Etat s’est prononcé sur le fait de savoir : 
 
  • si des témoignages pouvaient être communiqués à l’agent poursuivi ; 
  • si oui, dans quelle mesure ? 
Pour mémoire, le droit à communication du dossier disciplinaire à un agent poursuivi résulte de l’article 65 de la loi du 22 avril 1905 et de l’article L. 532-4 du Code Général de la Fonction publique. Ce droit permet le respect des droits de la défense, principal général du droit, selon l’arrêt Mme Veuve Trompier-Gravier (CE, 5 mai 1944. Publié).  

Sur le fondement de ces articles, il est jugé que :
 
  • le défaut de communication du dossier au fonctionnaire entache d’irrégularité la procédure (CE, 31 janvier 2014. Req. n°369718, Mentionné aux Tables) ; 
  • les témoignages utiles à la défense doivent être communiqués à l’agent poursuivi (CE, 23 novembre 2016. Req. n°397733. Mentionné aux Tables). 
Au fil des années, le Conseil d’Etat a ensuite affiné sa position et modulé le droit à communication des témoignages, dans un souci constant de respecter à la fois les droits de la défense, mais aussi de préserver les témoins, pour permettre la libération de la parole et l’efficacité des enquêtes administratives. 

Une première modulation a été posée en 2020 : lorsqu’une enquête administrative a été diligentée sur le comportement d’un agent public, y compris lorsqu’elle a été confiée à des corps d’inspection, le rapport établi à l'issue de cette enquête, ainsi que, lorsqu'ils existent, les procès-verbaux des personnes entendues sur le comportement de l'agent faisant l'objet de l'enquête, font partie des pièces dont ce dernier doit recevoir communication en application de l'article 65 de la loi du 22 avril 1905, sauf si la communication de ces procès-verbaux est de nature à porter gravement préjudice aux personnes qui ont témoigné (CE, 5février 2020, M. Decottignies, Req. n°433130. Publié ; même solution mais sur le fondement de l’article 19 de la loi du 13 juillet 1983 : CE, 28 janvier 2021, M. de Vincenzi. Req. n°435946. Mentionné aux Tables du Recueil). 

N'étaient dès lors visés par le droit à communication que les procès-verbaux des personnes entendues (à l’exclusion de toute autre forme de témoignages), à condition qu’ils ne portent pas gravement préjudice aux personnes qui ont témoigné. 

Puis, le Conseil d’Etat a affiné sa position en 2023, en considérant que lorsque la communication des procès-verbaux était de nature à porter gravement préjudice aux personnes qui ont témoigné, l’administration devait informer l’agent public, de façon suffisamment circonstanciée de leur teneur, de telle sort qu’il puisse se défendre utilement (CE, 28 avril 2023, Pôle Emploi. Req. n°443749. Mentionné aux Tables ; CE, 28 avril 2023, M. Picaud. Req. n° 443749). 

Autrement dit, l’agent public devait quand même pouvoir connaître les éléments sur lesquels l’administration s’était fondée pour prendre la sanction contestée, même si les procès-verbaux des témoignages n’étaient pas communiqués. 

Enfin, le Conseil d’Etat, dans l’arrêt commenté du 22 décembre 2023, a précisé l’étendue du droit à communication des témoignages : 

« 4. Dans le cas où, pour prendre une sanction à l'encontre d'un agent public, l'autorité disciplinaire se fonde sur le rapport établi par une mission d'inspection, elle doit mettre cet agent à même de prendre connaissance de celui-ci ou des parties de celui-ci relatives aux faits qui lui sont reprochés, ainsi que des témoignages recueillis par les inspecteurs dont elle dispose, notamment ceux au regard desquels elle se détermine. Toutefois, lorsque résulterait de la communication d'un témoignage un risque avéré de préjudice pour son auteur, l'autorité disciplinaire communique ce témoignage à l'intéressé, s'il en forme la demande, selon des modalités préservant l'anonymat du témoin. Elle apprécie ce risque au regard de la situation particulière du témoin vis-à-vis de l'agent public mis en cause, sans préjudice de la protection accordée à certaines catégories de témoins par la loi ».

Sont ainsi visés par le droit à communication : 
 
  • le rapport et les témoignages recueillis par une mission d’inspection ; 
  • qui ont été déterminants dans l’élaboration de la sanction disciplinaire ; 
  • sauf si la communication d’un témoignage emporte un risque avéré de préjudice pour son auteur (ce risque faisant l’objet d’une appréciation in concreto). 
    Dans cette hypothèse, le témoignage sera communiqué : 
    - si l’agent poursuivi en forme la demande ; 
    - après anonymisation du témoignage, le but étant d’éviter toute représailles. 
 
Cet arrêt appelle les observations suivantes. 

Déjà, le Conseil d’Etat abandonné deux éléments :

1°) la notion restrictive de « procès-verbal » d’audition. 

Le Conseil d’Etat mentionne « les témoignages recueillis », quelle que soit leur forme.
Mme la rapporteure publique, Dorothée Pradines, considère dans ses conclusions sous l’arrêt du 22 décembre 2023 que « peu importe que les témoignages prennent la forme de procès-verbaux, de simples compte-rendu, d’un enregistrement, d’une attestation ou encore d’un courrier : dès lors que l’administration aura disposé du témoignage, sous une forme ou une autre, et qu’il aura contribué à fonder la mesure défavorable, il devra être versé au dossier du fonctionnaire et pourra lui être communiqué ».

Cet abandon est protecteur des droits de la défense. 
 

2°) la nécessité d’un préjudice grave au profit d’un risque avéré de préjudice. 

Mme la rapporteure publique fait ici le parallèle entre la lex generalis, à savoir le droit à communication des documents administratifs, résultant de l’article L. 311-6 3° du Code des relations entre le public et l’administration (« Ne sont communicables qu’à l’intéressé, les documents administratifs (…) faisant apparaître le comportement d’une personne, dès lors que la divulgation de ce comportement pourrait lui porter préjudice »), qui est plus protectrice des témoins que la lex specialis de la communication du dossier du fonctionnaire applicable durant la procédure disciplinaire. En effet, la première exige le risque d’un préjudice, alors que la deuxième exigeait, jusqu’à présent, le risque d’un préjudice grave. 

C’est donc dans un souci de cohérence que le préjudice « grave » a été abandonné au profit du risque « avéré » de préjudice. 

Cet abandon est protecteur du droit des témoins. 

Sont déjà assurés de l’anonymisation de leurs témoignages, les témoins bénéficiant par ailleurs d’une protection accordée par la loi. Sont notamment visés les lanceurs d’alerte (articles 6 et 9 de la loi n°2016-1691 du 9 décembre 2016) et les auteurs d‘un signalement dans le cadre d’un dispositif de signalement des actes de violence, de discrimination, de harcèlement moral ou sexuel et des agissements sexistes (article L. 135-6 du Code Général de la Fonction Publique). 

Pour les autres, le risque avéré de préjudice doit s’apprécier au cas par cas, in concreto.
Pour Mme la rapporteure publique, « il paraît raisonnable de considérer qu’en principe, et sous réserve de l’existence de circonstances particulières, une personne se trouvant sous l’autorité de l’agent mis en cause puisse être protégée » (ex. : présence d’un lien de subordination ou des élèves vis-à-vis de leur professeur, comme c’était le cas dans les faits de l’espèce). 
Le Conseil d’Etat l’a suivi en l’espèce, en considérant que « la communication à l'intéressé des seuls extraits de témoignages reproduits dans le rapport d'inspection ne suffisait pas à garantir les droits de la défense, dès lors que la sanction était fondée sur l'ensemble des témoignages » et qu’il appartenait à l’administration de communiquer ces témoignages dans leur intégralité, après avoir été anonymisés, s’agissant de témoignages d’élèves sur leur professeur. 

Mais encore, le Conseil d’Etat a précisé que l’absence de communication d’un document est danthonysable. 


Le Conseil d’Etat a e, effet considéré que 

« 5. Dans le cas où l’agent public se plaint de ne pas avoir été mis à même de demander communication ou de ne pas avoir obtenu communication d’une pièce ou d’un témoignage utile à sa défense, il appartient au juge d’apprécier, au vu de l’ensemble des éléments qui ont été communiqués à l’agent, si celui-ci a été privé de la garantie d’assurer utilement sa défense ».
Le juge appréciera donc, au cas par cas, postérieurement à la décision, si le document en cause était utile pour la défense de l’agent. 

Tel ne serait pas le cas si une pièce non communiquée reprend des éléments d’une pièce qui a déjà été communiquée. 

En revanche, il nous semble qu’un témoignage à décharge auquel l’agent poursuivi n’aurait pas eu communication, alors qu’il sait qu’il existe, devrait être considéré comme utile à sa défense. Pour autant, ce document est-il communicable, dès lors que le Conseil d’Etat semble considérer que les éléments qui doivent être communiqués (rapport, parties de rapport, témoignages …) ne sont que ceux au regard desquels l’autorité disciplinaire se détermine ? 

Doit-on en conclure que les éléments à décharge, qui n’auraient pas été pris en compte pour la détermination de la sanction, n’ont pas à être communiqués ? 
Ces éléments devront encore être précisés. 


Cet article n'engage que son auteur.

Auteur

Florence BARRAULT

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